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Crise de la COVID-19: lorsque le politique se mêle de la vie privée

Michael Cantinotti est professeur au Département de psychologie de l’UQTR et Eudes Loubet est candidat au doctorat en psychologie à l’UQTR.

Utilisant le mélange des tons autoritaires, paternalistes et empathiques, les autorités gouvernementales et de la santé publique se sont immiscées graduellement dans la vie privée, restreignant les libertés individuelles pour contraindre les citoyens à adopter des comportements pour enrayer la pandémie de la COVID-19. Toutefois, les mesures de santé publique, qui visent à protéger le bien-être collectif, entrent parfois en conflit avec les libertés individuelles, générant de la résistance chez certaines personnes malgré l’urgence et la gravité de la situation.

Nous avons posé quelques questions sur cet enjeu à deux experts de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Michael Cantinotti, professeur au Département de psychologie et détenteur d’un postdoctorat en santé publique à l’Université McGill, et Eudes Loubet, candidat au doctorat en psychologie, nous amènent dans l’univers de la psychologie sociale au temps de l’urgence sanitaire.

Les autorités de la santé publique demandent aux individus de poser certains gestes (par exemple, ne pas sortir) en vue de stopper la progression de la COVID-19. Comment ces interventions, qui ont peu d’impact apparent sur le plan individuel, peuvent-elles avoir des impacts collectifs importants ?

Contrairement à l’approche clinique où la priorité est au diagnostic et au traitement des maladies chez les individus, l’approche de santé publique priorise le contrôle et la prévention des maladies dans la population. La santé publique requiert donc la mise en place de mesures globales, en particulier axées sur l’environnement dans lequel vivent les personnes. Parfois, ces mesures ne génèrent pas d’effet directement visible sur le plan individuel, mais elles peuvent avoir un effet massif sur une population.

Plusieurs chercheurs comme Hatchett, Mecher et Lipsitch (2007) ont réanalysé les impacts des interventions effectuées lors de la pandémie de grippe de 1918 aux États-Unis. À Saint-Louis, les réunions publiques furent interdites et les écoles fermées très rapidement après la survenue des premiers cas. En comparaison, la ville de Philadelphie permit une célébration publique d’envergure 11 jours après la découverte des premiers cas. Les chercheurs estiment à deux semaines l’écart entre le temps de réaction des deux villes. Durant les trois premiers mois et demi de l’épidémie, le taux de mortalité qui en découla fut huit fois plus élevé à Philadelphie comparativement à Saint-Louis.

Le respect individuel des consignes de limitation des contacts interpersonnels dans le cas de la COVID-19 peut donc générer des impacts importants sur le plan global. Ceci pourrait limiter un pic épidémiologique pouvant s’avérer problématique sur la capacité du système sanitaire à intervenir auprès des personnes qui en auraient besoin.

L’État demande également aux citoyens de révéler des informations privées, comme leurs voyages et déplacements récents. Plusieurs personnes décident de ne pas divulguer ces informations pourtant cruciales pour gérer la crise et protéger la santé de la population. Qu’est-ce qui expliquerait ce comportement ?

Les mesures de santé publique qui visent à protéger le bien-être collectif entrent parfois en conflit avec les libertés individuelles.

Vers 1890, en présence d’épidémie de variole aux États-Unis, des groupes antivaccin opposés à ce qu’ils percevaient comme une remise en question de leur droit à la vie privée lors de mesures d’immunisation obligatoire ont été à la source d’émeutes dans la région de Milwaukee (Bayer, 2007). Dans un contexte de restriction des droits individuels, il n’est donc pas surprenant de constater que la prise de mesures drastiques par les pouvoirs publics pour limiter la diffusion du COVID-19 fasse l’objet de résistance par certaines personnes.

Au Québec, il faut rappeler que la représentation que la population entretient au sujet de la vie privée s’inscrit dans la mise en place, dès 1975, de la Charte des droits et libertés de la personne, et plus particulièrement de son article 5 : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée. » Flaherty (1991) considère que le Québec avait, historiquement, la réglementation sur la vie privée la plus forte au Canada. Des mesures restrictives subitement annoncées pour protéger le bien-être collectif peuvent donc être perçues par certaines personnes comme entrant en conflit avec les valeurs de liberté prônées par le projet de société québécoise.

Il y a bien entendu de multiples autres raisons qui peuvent expliquer les comportements des individus, mais une meilleure compréhension des représentations qu’ils entretiennent au sujet de la vie privée permettrait de mieux cerner certaines de leurs réactions face à des mesures restrictives à ce sujet.

Dans un contexte de tension entre les libertés individuelles et la protection du collectif, comment peut-on favoriser l’acceptation par la population des mesures de santé publique ?

L’étude des représentations sociales (Abric, 2003) offre une manière d’analyser ces enjeux en décortiquant les éléments centraux des représentations sur la vie privée. Par exemple, si un groupe d’individus considère que la vie familiale constitue une partie intrinsèque de sa représentation de la vie privée, il est possible qu’invoquer la protection des proches à risque de décès en lien avec la COVID-19 rende acceptable la divulgation d’informations personnelles. La famille est d’ailleurs un élément saillant dans la thèse menée par Eudes Loubet sur les caractéristiques centrales des représentations de la vie privée, autant dans un échantillon québécois que français.

Pour ces raisons, il n’est pas surprenant que lorsque les pouvoirs publics invoquent ce motif de manière crédible, les citoyens aient davantage tendance à dévoiler des éléments de leur vie privée.

L’État adopte un ton coercitif pour faire passer ses messages de santé publique et accéder à de l’information privée. Comme les citoyens ne sont pas habitués à ce type de discours, est-ce que c’est la bonne façon de faire et pourquoi ?

La restriction des déplacements imposée aux individus par l’État est une approche paternaliste inhabituelle dans notre société. L’urgence de la situation actuelle restreint toutefois la marge de manœuvre pour une réflexion qui s’inscrirait dans le temps.

Quand nous constatons la rapidité de la propagation de l’épidémie actuelle (selon l’OMS, doublement des cas chaque 3 à 6 jours dans de nombreux pays, voir à ce sujet le site maintenu à l’Université d’Oxford par Roser, Ritchie, et Ortiz-Ospina, 2020), cette analogie est utile pour rappeler que la fenêtre temporelle d’action des autorités sanitaires est très faible.Nous pouvons faire ici l’analogie de l’échiquier de Sissa, un légendaire mathématicien qui l’aurait proposé à un roi indien. En récompense d’avoir créé un magnifique échiquier pour son temple, le roi lui aurait demandé ce qu’il souhaitait en échange. Sissa aurait répondu : « Un grain de blé sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième et ainsi de suite pour les 64 cases. » À première vue, la demande du mathématicien apparaissait minime, et le roi le prit pour un idiot. Toutefois, la progression exponentielle mène à un chiffre de plus de 18 quintillions de grains à la 64e case.

Le déni initial dans lequel se sont enfermés certains décideurs par rapport au virus n’est pas sans rappeler les résistances observées au XIXe siècle chez certains membres de la classe marchande face aux quarantaines consécutives aux épidémies de choléra. Ceux-ci y voyaient des entraves bureaucratiques à l’expansion de leurs marchés et des pertes financières importantes.

Dans une croissance exponentielle, comme celle illustrée par Sissa, il faut toutefois se demander ce que serait la facture à payer en situation d’inaction. Cela dit, il demeure nécessaire de rester critique en tant que société envers les actions entreprises par l’État.

Quelle position idéale le citoyen doit-il adopter pour contribuer à la gestion de la crise ?

Dans la plupart des sociétés occidentales, la liberté individuelle et l’autonomie personnelle constituent des valeurs centrales.

Une façon de donner du sens aux restrictions pourrait être de concevoir que la limitation temporaire de nos libertés individuelles puisse être un gage de protection de notre santé et celle de nos proches. En effet, plus la pandémie durera, plus elle augmentera la probabilité qu’un de nos proches ou nous-mêmes en soyons victimes.

Dans une perspective de santé publique, c’est la protection du plus grand nombre qui est prioritaire. Cela implique que l’État mette parfois en place des restrictions contre des comportements individuels collectivement préjudiciables, bien qu’ils puissent apparaître bénins sur le plan strictement individuel.

On voit actuellement la mise en place de mesures de plus en plus coercitives pour sanctionner les regroupements de personnes dans l’espace public et même privé. Dans le contexte de déséquilibre de pouvoir en place, c’est toutefois aux autorités sanitaires et aux représentants politiques que revient la lourde tâche d’expliquer clairement aux citoyens le rapport coût-bénéfice qu’ils utilisent dans leur prise de décision.

De cette manière, cela offre une possibilité au citoyen de pouvoir concilier la finalité de ces mesures avec ses propres représentations (valeurs incluses) de la santé publique, de la vie privée, et de ses propres intérêts.

À propos des auteurs

Michael Cantinotti est professeur de psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et a réalisé un postodctorat en santé publique à l’Université McGill (Programme de formation en recherche transdisciplinaire sur les interventions en santé publique : Promotion, Prévention et Politiques Publiques).

Eudes Loubet est doctorant en psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et réalise une thèse de doctorat intitulée « La représentation sociale de la vie privée dans un contexte d’usage des technologies de l’information et des communications » sous la supervision conjointe du professeur Cantinotti et du professeur Élias Rizkallah (Département de sociologie, UQAM).

Références

Abric, J.-C. (2003). Méthodes d’étude des représentations sociales. Toulouse, France: Érès.

Bayer, R. (2007), The continuing tensions between individual rights and public health. EMBO reports, 8(12), 1099-1103. doi:10.1038/sj.embor.7401134.

Flaherty, D. (1991). On the utility of constitutional rights to privacy and data protection. Case Western Reserve Law Review, 41(3), 831-855.

Hatchett, R. J., Mecher, C. E., & Lipsitch, M. (2007). Public health interventions and epidemic intensity during the 1918 influenza pandemic. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America104(18), 7582–7587. https://doi.org/10.1073/pnas.0610941104

Roser, M., Ritchie, H., & Ortiz-Ospina, E. (2020). Coronavirus Disease (COVID-19) – Statistics and Research, Growth: Country by country view. Dans Our World in Datahttps://ourworldindata.org/coronavirus#the-growth-rate-of-covid-19-deaths

Source :
Service des communications
UQTR, 23 mars 2020

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