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Mille et une façons de se souvenir

Comment le Québec se remémore-t-il son histoire ? Quatre initiatives s’attardent à la fabrication de la mémoire collective.

Préserver l’histoire des femmes d’ici

Le rôle et la place des femmes ont longtemps été ignorés dans l’histoire québécoise. Qu’à cela ne tienne ! En 1985, pour s’assurer de rendre leurs nombreuses contributions visibles, Francine Descarries, sociologue et professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), a consigné sur papier une chronologie de tous les événements marquants de 1600 à nos jours. Auparavant, dit-elle, « mes étudiantes n’avaient pas la possibilité de se référer à des réalisations de femmes, qui existaient pourtant dans plusieurs domaines de la société ».

Avec la collaboration du Réseau québécois en études féministes et du Conseil du statut de la femme, la ligne du temps a obtenu un nouveau souffle en 2010, au moment où elle migrait vers une plateforme numérique. Mise à jour et bonifiée d’images, de vidéos et de divers portraits de femmes, elle constitue aujourd’hui la plus importante banque de données sur l’histoire des femmes au Québec.

Il s’agit là d’un outil nécessaire pour construire une société égalitaire. « Tant et aussi longtemps qu’on ne montre pas les réalisations des femmes et leur impact social marquant, on tend à rendre leur participation secondaire et à dévaluer leur implication », affirme Francine Descarries.

Elle évoque le cas de Jeanne Mance, qui a joué un rôle de premier plan et qui a finalement été reconnue comme cofondatrice de Montréal en 1992. « Jeanne Mance a toujours été présentée comme une infirmière qui s’occupait des soldats blessés, alors que l’histoire démontre qu’elle a sauvé la colonie [la Nouvelle-France] », insiste la professeure de l’UQAM.

Le passé militaire et l’identité québécoise

Comment la société choisit-elle de se souvenir de certains pans de son passé militaire ou encore de les oublier ? Stéphane Roussel, professeur à l’École nationale d’administration publique (ENAP), a dirigé son regard sur l’incidence de l’histoire militaire sur l’identité québécoise.

« Contrairement au reste du Canada, le Québec est beaucoup plus pacifiste et moins enclin à la guerre et aux engagements militaires à l’étranger, dit-il. On est aussi plus méfiant vis-à-vis de l’armée en général. » Cette vision différente a motivé ses recherches, qui ont abouti à un constat : la société québécoise a tendance à retenir les événements traumatiques ou négatifs, comme la défaite de la bataille des plaines d’Abraham et la rébellion des patriotes de 1837 et 1838. « On cultive la mémoire de la défaite », ajoute le professeur.

Cependant, il remarque depuis les années 1990 une forme de réconciliation à l’égard du passé militaire du Québec : « On accepte un peu mieux cette histoire-là, même si ce n’est pas que du positif. Je pense que cela vient du changement amorcé pendant la Révolution tranquille, où la société québécoise a repris le contrôle de ses institutions économiques et a pu compétitionner dans le secteur commercial et financier ; un terrain de jeu auparavant réservé aux Anglais. »

Stéphane Roussel en conclut que le Québec n’a plus besoin de se replier sur lui-même pour affirmer son identité et cultiver sa mémoire collective.

L’histoire de toute une population

Il y a 50 ans, l’historien Gérard Bouchard a mis sur pied le projet BALSAC, un fichier de population comprenant les actes de l’état civil tels que les certificats de naissance ou de décès et les certificats de mariage des résidents du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ces données, recoupées entre elles, ont permis de dresser la généalogie des familles de 1837 jusqu’en 1971.

Au fil du temps, le fichier BALSAC a évolué vers une infrastructure informatique (appelée i-BALSAC) qui compte désormais des millions de données généalogiques couvrant l’ensemble de la province sur une période de 400 ans. « On reconstitue ainsi l’immense arbre généalogique de la population québécoise depuis le 17e siècle », s’émerveille Hélène Vézina, professeure au Département des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et directrice du projet BALSAC.

Les données de ce gigantesque fichier sont aussi synonymes d’un riche héritage social. « C’est le récit et la mémoire des gens du peuple qui y sont racontés. Avec ces données, on peut voir si la mortalité infantile était importante à une période précise, on peut étudier la mobilité de la population d’après leur lieu de résidence et on peut vérifier si un métier se transmet d’une génération à une autre », énumère la directrice du projet.

Les données généalogiques servent ainsi de porte d’entrée pour étudier une multitude de sujets. Des démographes, des sociologues, des historiens et des généticiens peuvent utiliser les données de BALSAC.

Qui aurait cru qu’un simple acte de l’état civil pourrait nourrir la trace de toute une génération de Québécois pendant des siècles ?

La mémoire collective du Québec

Comment les spécialistes de la littérature et de l’histoire se souviennent-ils du Québec d’hier à aujourd’hui ? Julien Goyette et Karine Hébert, de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), ont dirigé avec deux autres collègues l’ouvrage Je me souviens, j’imagine — Essais historiques et littéraires sur la culture québécoise. Ils ont demandé à plus d’une vingtaine d’auteurs d’écrire sur différents pans de la construction mémorielle du Québec et de les mettre en lumière. C’est ainsi que l’on y aborde l’hiver québécois, le matriarcat, le Forum de Montréal, la rivalité Montréal-Québec, le joual, le passé catholique, etc.

Pourquoi donc ces éléments culturels sont-ils le reflet de la mémoire collective du Québec ? À cela, Julien Goyette répond que ces événements ou objets culturels ont eu une certaine résonance et se sont imposés dans différentes sphères parmi la population. « Par exemple, l’hiver québécois est porteur de sens dans nos vies. C’est un thème présent dans les chansons, les romans, le cinéma, la peinture… », remarque-t-il. Il était donc inévitable d’en parler dans l’ouvrage.

Comme la mémoire humaine, qui laisse naître et disparaître des souvenirs, les deux professeurs de l’UQAR soulignent que le livre reflète lui aussi ces instantanés du Québec au moment où la rédaction a commencé. « Notre mémoire collective est tributaire du contexte dans lequel on se situe. En refaisant l’exercice dans 15 ans, on aura sûrement une autre relation à l’hiver, avec l’effet des changements climatiques et la présence plus importante de la littérature autochtone », fait valoir Karine Hébert.

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Source :
Annie Labrecque
La recherche dans le réseau
de l'Université du Québec
Québec Science
Avril-mai 2022, p. 15-16

 

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