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Voyager dans le temps grâce aux arbres

Des experts utilisent les cernes de croissance d’arbres de la forêt boréale pour remonter dans le passé et éclairer l’avenir.

Les arbres, témoins du temps qui passe ? Oui, mais jusqu’à un certain point. Dans la forêt boréale, rares sont les conifères qui survivent des centaines d’années. La faute revient aux feux de forêt, qui régulent ces écosystèmes. « Dans le coin de la baie James, on estime qu’il y a un feu tous les 50 ans. Au centre du Québec, vers le Labrador, la fréquence est davantage d’un incendie tous les 300 à 400 ans », explique Dominique Arseneault, professeur au Département de biologie, chimie et géographie de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

Cela fait une quinzaine d’années que le chercheur s’évertue pourtant à retracer l’évolution écologique et climatique des forêts du nord du Québec depuis les deux derniers millénaires. Pour réaliser ce tour de force, lui et ses collaborateurs pêchent des troncs d’arbre qui se trouvent au fond de lacs situés dans la région du réservoir de Caniapiscau, une partie du complexe hydroélectrique La Grande. « Techniquement, on plonge pour aller les recueillir, précise-t-il. Contrairement à la forêt, où ils se décomposent en moins de 100 ans, l’eau préserve mieux les troncs en les protégeant de l’air. »

Une fois les précieux bouts de bois extirpés des profondeurs, les scientifiques se pressent d’analyser leurs cernes annuels de croissance. La largeur des cernes, la densité du bois qui les constitue et leurs caractéristiques isotopiques varient d’une année à l’autre, selon divers facteurs, parmi lesquels le climat joue un rôle prépondérant. « Les cernes offrent une résolution annuelle supérieure à celle des glaciers [qui font également l’objet d’analyses du même genre]. Surtout, ils sont très sensibles aux variations de température, ce qui permet de dresser des lignes du temps assez précises », détaille Dominique Arseneault.

Bien sûr, il faut plus qu’une poignée de troncs d’arbre pour reconstituer 2000 ans d’histoire climatique. C’est la mise en correspondance de plusieurs centaines de séries de largeurs de cernes mesurés sur des arbres différents qui permet de constituer une telle chronologie. Ce travail de grande patience a notamment permis de confirmer que le climat du nord du Québec se réchauffe anormalement plus vite depuis un siècle en regard des 1000 dernières années. « Depuis 1850, on est dans la période de réchauffement climatique la plus longue et la plus forte depuis deux millénaires », ajoute Dominique Arseneault.

Futur et changements climatiques

Le milieu du 19e siècle correspond à la première phase d’industrialisation. Partout dans les sociétés occidentales poussaient alors des usines fonctionnant à la vapeur, donc au charbon. Plus de 150 ans plus tard, la situation n’a guère changé. Nos sociétés humaines carburent toujours aux énergies fossiles, lesquelles rejettent dans l’atmosphère des quantités importantes de gaz à effet de serre, principaux responsables des changements climatiques. Ces derniers influenceront certainement la forêt boréale du nord du Québec pour les décennies à venir.

Comment ? C’est la question qui intéresse Fabio Gennaretti, professeur en sciences forestières à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Comme Dominique Arseneault, avec qui il a réalisé son doctorat, il recourt aux cernes annuels de croissance des arbres pour se projeter dans le temps… mais dans l’avenir en ce qui le concerne. « J’utilise les cernes des arbres pour constituer des modèles écophysiologiques de la forêt boréale. En combinaison avec des projections climatiques, on peut prédire comment cette forêt réagira aux changements du climat », indique-t-il.

Grâce aux données récoltées en temps réel dans plusieurs sites expérimentaux affiliés à l’UQAT, comme la Forêt d’enseignement et de recherche du lac Duparquet, le scientifique est ensuite en mesure de confirmer la validité de ses hypothèses et de vérifier ses simulations. Ces travaux permettent en outre de développer des pratiques sylvicoles adaptées à l’écologie et à la croissance de plusieurs espèces d’arbres, comme l’épinette noire, le sapin baumier, le peuplier faux-tremble et le pin gris.

Mené en collaboration avec le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec et l’entreprise Produits forestiers Résolu, son projet de recherche en cours permettra de mieux prédire les réponses saisonnières des écosystèmes forestiers au réchauffement du climat en fonction du mélange d’espèces dans une zone donnée et des propriétés du sol. À terme, il a même le potentiel de changer les pratiques de l’industrie forestière. « Nos premiers résultats confirment que les forêts diversifiées, parce qu’elles répondent mieux aux perturbations inhérentes aux changements climatiques, favorisent la productivité forestière », conclut Fabio Gennaretti.

Chante, forêt, chante !

Maxence Martin a beau jouer de la guitare, il est incapable de lire une partition de musique. Cela n’a pas empêché le chercheur postdoctoral en biologie à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) de créer des symphonies à partir des cernes annuels de croissance de plus de 750 arbres. Âgés de 80 à 300 ans, ces derniers sont issus de forêts anciennes situées à l’est du lac Mistassini, dans le nord du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

« On parle de sons générés par ordinateur, spécifie le chercheur. J’ai mis sur pied un algorithme capable de définir des notes de musique selon la largeur des cernes de croissance. » Afin d’éviter toute dissonance, il a privilégié une gamme associée au type plain-chant, qui rappelle, à bien des égards, le chant grégorien. Il a ensuite regroupé les différentes mélodies générées selon les peuplements, de manière à retracer, littéralement, leur histoire en chant.

« Chaque symphonie a sa personnalité propre qui traduit la beauté et la grandeur typiques des vieilles forêts. À l’écoute, on revient sur les différents épisodes qui ont marqué leur vie », raconte Maxence Martin. Une forêt qui se relève d’un incendie produit ainsi des notes aiguës, puis moyennes ; les jeunes arbres repoussent en même temps à la faveur d’un accès favorable à la lumière, jusqu’à ce qu’ils soient matures. Envie d’en savoir plus ? Le grand public est invité à prendre part aux diverses déclinaisons de Symphonies boréales, de l’exposition itinérante au concert symphonique en passant par un parcours pédagogique situé en plein cœur d’une vieille forêt.

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Source :
Maxime Bilodeau
La recherche dans le réseau
de l'Université du Québec
Québec Science
Avril-mai 2022, p. 10-11

 

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